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Vu au macroscope 3
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  • Petite revue d'actualités sur des sujets divers: géopolitique, économie, santé etc.... Le titre est inspiré de l'ouvrage de Joël de Rosnay : "le macroscope - Vers une vision globale" - 1er février 1977 Une introduction à l'étude des systèmes complexes.
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22 novembre 2019

GILETS JAUNES - Violences, par Régis Debray​

Régis Debray

Philosophe

Une grande vague insurrectionnelle submerge les news. Émeutes, révoltes, grognes, insurrections, révolutions ? De quoi s’agit-il exactement, s'interroge Régis Debray ?

Cet article est à retrouver dans le "Carnet des médiologues", où vous pourrez retrouver Régis Debray et sa bande chaque semaine.

Explosions populaires aux quatre coins de la planète. Chaque soir, sur notre écran, en Une, des foules en colère. Une grande vague insurrectionnelle submerge les news. Flottement dans le commentaire. De quoi s’agit-il exactement ? Émeutes, révoltes, grognes, insurrections, révolutions ? « Dans la nuit toutes les vaches sont grises. » Dans l’éclat lumineux des images, toutes les révoltes se ressemblent.

C’est faux. Ce n’est pas nier nos affinités ni renier l’empathie que de chercher un peu plus d’exactitude dans les termes. Goûter, c’est comparer. Les valeurs, les procédures et les attentes. Rien ne se répète, tout se transforme, y compris dans le registre lutte des classes.

logosphère, graphosphère, numérosphère

Il y a une typologie de la rébellion. Elle renvoie à une chronologie, qui s’éclaire elle-même par une histoire médiologique des violences collectives.

Trois scansions canoniques dans notre approche : la logosphère, transmission orale d’un Texte sacré primordial. En l’occurrence, la Bible. La graphosphère, transmission par l’imprimé de propositions idéologiques. En l’occurrence, les Lumières. Vidéosphère, primauté de la communication par l’image-son. En l’occurrence, l’actualité. À quoi s’ajoute maintenant la numérosphère – extension et intensification de la phase précédente.

À chacune de ces médiasphères, correspond un profil de soulèvement, qui tire sa légitimité (ou son acceptabilité) du système d’autorité sociale en vigueur. L’autorité de la Révélation, qui s’exprime par la Parole, n’est pas celle de l’Idéologie, qui s’exprime par l’écrit, qui n’est pas celle de l’Émotion, qui s’exprime par l’Image.

La logosphère opère sous présidence religieuse. Les religions, et la chrétienne en particulier, sont antérocentrées. L’an zéro est commémoré chaque jour, dans la célébration eucharistique ou la déploration vengeresse. D’où le caractère archaïsant des révoltes médiévales. Elles n’ont pas d’avenir, et quand elles s’en donnent un, c’est le Millénium, ou la Résurrection à venir d’un paradis perdu – le deuxième retour du Christ ou la Parousie. Ces colères d’en bas se conjuguent à l’imparfait. « Quand Adam bêchait, et Ève filait, où donc était le gentilhomme ? » Les revendications égalitaires les plus radicales peuvent être parfaitement conservatrices. Ainsi, dans ces siècles obscurs, celles des nu-pieds, des goliards, des cathares, des anabaptistes, des hussites. Ces trouées de violence, ces jacqueries plus ou moins cannibales ne peuvent être qualifiées de révolution, le terme n’ayant à cette époque qu’un sens astronomique. Elles sont locales, et non universalistes. Elles sont anarchiques, et non rationalistes. Elles inspirent, chez les lettrés et les nobles, horreur et répulsion. La gangue religieuse, bien sûr, ne disparaît pas avec la Renaissance. Elle corsètera encore la « guerre des paysans », le soulèvement millénariste de Müntzer et des « chevaliers de Dieu », la « révolution » anglaise de Cromwell, la chouannerie en France, etc.

De l'émotion à la révolution

La graphosphère opère sous présidence idéologique. C’est alors que « l’émotion » ou l’émeute deviennent « révolution », qui prend son sens politique et séculier (le XVIIIe siècle voit apparaître les mots optimistes en ion caractéristiques de la modernité). L’insurrection populaire est cette fois futurocentrée, raisonneuse et universalisante (les Droits de l’Homme). 1789 mais aussi 1848 et 1917 envoient des messages au monde. Respectivement, Liberté, Fraternité, Égalité. La violence est encadrée, organisée et organisante, grâce à l’intervention non d’un bas-clergé mais d’une basse-intelligentsia laïque, agissant elle-même sous l’influence de la haute, « les Rousseau du ruisseau ». Alphabétisation générale, émergence des gens de lettres et des sociétés de pensée, édition de gazettes et diffusion d’ouvrages imprimés : la Révolution française, comme les suivantes, est un chapitre de l’histoire du Livre.

C’est la rencontre malheureux/penseurs qui fait la force de percussion

Son acmé pour ainsi dire, et Robespierre comme Saint-Just sont des littérateurs. Ils faisaient de la poésie, ils feront la guerre. La Révolution n’a pas la crise économique pour cause, elle surgit plutôt en période de croissance, qui fait monter les attentes de liberté et d’égalité (the rise of expectations). Mais « la jalousie sociale » à elle seule ne fait pas une révolution politique. Cette dernière est une œuvre de l’esprit, non de la misère. Elle se conçoit dans les têtes, puis descend dans la rue. L’écritoire précède. Ou plutôt, c’est la rencontre malheureux/penseurs qui fait la force de percussion. Cette pensée novatrice, nourrie d’un héritage classique, est axée sur le futur, en visant et vivant l’An I d’une nouvelle histoire. Elle s’incarne dans des contre-sociétés ou une avant-garde, Club des Jacobins, Parti bolchevik, Armée de Libération. Elle a des représentants, un programme et une philosophie. Elle est rationaliste, marxiste ou maoïste. L’isme est moteur. Il dit l’idée qui est à l’œuvre.

Insoumissions multitudinaire

L’âge des révolutions et l’âge des intellectuels ne font qu’un. Il commence à la fin du XVIIIe et s’achève à la fin du XXe siècle. C’est le temps qu’a duré l’Ordre du livre en sa splendeur et plénitude. Les révolutionnaires – jacobins, anarchistes, socialistes communistes – étaient tous des liseurs ou des éditeurs ou des auteurs ou des journalistes, et le plus souvent, tout cela ensemble. Pas d’exception à la bibliomanie, où que ce soit. Ce sont donc, dans leur immense majorité, des hommes d’ordre et de raison. Des austères. Sphincter serré. Pas des émotifs ni des impulsifs : l’Idée est là pour ordonner la pagaille des faits et des foules. Il s’agit de l’Homme avec un grand H et de l’Histoire avec sa grande hache. On ne plaisante pas. Humour déconseillé. La chose est trop grave.

Le feu s’allume sur une étincelle, sans doctrine préalable ni conjuration ni certitude scientifique. La recherche de visibilité l’emporte sur la recherche de cohérence.

Les insoumissions multitudinaires auxquelles nous assistons aujourd’hui, avec un grand bonheur, tant elles témoignent de vitalité chez les peuples et d’un sentiment de justice toujours en pleine forme, relèvent d’un tout autre ordre de valeurs et de procédures. Si on prend conseil auprès de nos Gilets jaunes, on y décèle un certain nombre de traits communs : la soudaineté, la désorganisation (absence de service d’ordre), la spontanéité. Pas d’intellectuels dans l’affaire. Gens de lettres absents. Ni préméditation ni programme. Le feu s’allume sur une étincelle, sans doctrine préalable ni conjuration ni certitude scientifique. La recherche de visibilité l’emporte sur la recherche de cohérence. On ne veut pas revoir ni prévoir mais se faire voir. Priorité à la photo, normal en vidéosphère. Les invisibles ont logiquement recours au gilet fluorescent pour enlever aux dominants le monopole de la visibilité (définition du people : une tête connue, parce que vue). On occupe l’espace, plutôt que le temps. On vit et vise l’instant plutôt que la durée. On refuse la délégation, les médiations, l’institution, qui vaudrait dépossession ou confiscation. Pas de porte-parole ni de tête de file. No future, No memory. L’éclat d’une présence, insaisissable et jaillissante. La règle du moment. L’information est l’inverse d’une probabilité d’apparition – un algorithme, à sa manière. Qui ne surprend pas ne fait pas image, qui n’exagère pas n’intéresse pas. Logique, dans notre médiasphère.

Quand la colère n’a pas d’idée ni la séquence action de perspective, il y a rarement une naissance au bout de la séquence

La Révolution française a suscité une sorte de halo d’indistinction, vers l’arrière et vers l’avant. La référence au prototype est devenue le prisme à travers lequel, dans notre pays en particulier (mais pas seulement), nous regardons aussi bien les manants du XIVe siècle que les insurgés du XXIe, enfournant dans le même sac les assaillants de la Bastille et les black-blocs de la place d’Italie. C’est un sérieux malentendu. Et une erreur historique. Nous devons beaucoup aux premiers mais il n’y a pas grand-chose à attendre des seconds, sinon la reconduction du désordre établi et la relégitimation des privilèges, fonction classique du repoussoir. Il y a révolution, ratée ou réussie, là et seulement là où des réfractaires mettent de l’histoire dans leur présent et de la pensée dans leurs actes, fussent-ils incendiaires. Double exploit dont on peut créditer les Communards de 1871, non les casseurs de 2019.

On ne peut donc que donner raison à mon vieux condisciple et ami, Alain Badiou : « Tout ce qui bouge n’est pas rouge ». Oui, tout ce qui bout n’est pas bon, tout ce qui explose n’est pas rose, et tout soulèvement n’est pas synonyme d’accouchement. La violence ne joue son rôle, essentiel et permanent, d’accoucheuse de l’histoire qu’à certaines conditions. « Agir en primitif, prévoir en stratège », recommandait René Char le Résistant. Quand la colère n’a pas d’idée ni la séquence action de perspective, il y a rarement une naissance au bout de la séquence. Il peut y avoir une grande joie ou une grande peur, non une lignée de longue durée.

La révolution au sens classique du mot sacrifie le présent à l’avenir. Nos révoltes, ou nos jacqueries urbaines, feraient plutôt l’inverse. Pas d’avenir mais quel présent ! Cela ne fait peut-être pas d’enfants, mais cela évite d’avoir à les dévorer – ce qui est assez rassurant.

Entendons-nous. La troisième génération de la révolte, marquée non par la croyance ni la doctrine mais par l’émotion, n’a pas que des stérilités. On peut même prêter à ces explosions revendicatives, largement justifiées, de sérieux avantages sur leurs aînés. N’ayant pas de projet de société à la clé ni de contre-société à la manœuvre, on ne verra pas, dans ce contexte effusif, qui garde quelque chose de bon enfant, malgré la répression, un appareil politique se durcir en bureaucratie ni celle-ci en dictature. Ni guillotine ni goulag. Précarité mais fraîcheur. La révolution au sens classique du mot sacrifie le présent à l’avenir. Nos révoltes, ou nos jacqueries urbaines, feraient plutôt l’inverse. Pas d’avenir mais quel présent ! Cela ne fait peut-être pas d’enfants, mais cela évite d’avoir à les dévorer – ce qui est assez rassurant. On peut même rire, caricaturer plaisanter – ce à quoi répugnent les révolutions qui versent le sang. Le tragique est évité, le festif, sauvegardé. On aurait tort de se plaindre.

chaque médiasphère a ses singularités

De toute façon, rien ne sert de déplorer parce qu’on n’échappe pas à son bocal et que chaque médiasphère a ses singularités. L’univers numérique est punctiforme, sautillant et kaléidoscopique : il dévalue l’axe temporel passé-futur, au bénéfice d’un moment à vivre intensément, sans penser aux absents, d’hier ou de demain. Et l’hégémonie de l’indiciel sur le symbolique (au sens Pierce de ces mots), disons, pour aller vite, de l’image-trace sur le concept, donne le pas à la reproduction sur la représentation. Pas plus qu’un Parlement n’est la photo d’une société, qui la symbolise mais ne la décalque pas, une délégation représentative d’un mouvement de masse ne sera jamais l’image réduite d’une foule en action. Quand l’économico-social mange le tout du politique, il n’y a plus de place, en effet, que pour la similitude : symbolique interdit.

Voilà du pain sur la planche des médiologues, mais n’épiloguons pas : chaque lutte en son temps, chaque analyse aussi.

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